L’académicien a suggéré que le gouvernement adopte une approche néomercantiliste, visant à mettre en place un système industriel complet. Il trouve nécessaire de sécuriser et valoriser les ressources naturelles du pays, comme le zinc, pour en tirer profit.
S’agissant du débat sur la réforme constitutionnelle, le membre du corps scientifique de l’Université de Butembo soutient l’idée de réviser la loi fondamentale, notamment l’article 58, afin de dynamiser l’économie nationale. En revanche, Saleh rejette fermement toute tentative liée à un troisième mandat présidentiel et au changement de la loi fondamentale, qualifiant de nuisible toute politique alimentant ce débat.
Ouragan : Comment projetez-vous l’économie de la RDC dans les cinq prochaines années (court terme) et dans dix ans (long terme), notamment avec l’inauguration de KICO et l’exploitation et le raffinage de germanium par la Gécamines ?
Dady Saleh : Je pense que l’économie de la RDC est malade, tout comme la justice. En effet, nous ne sommes pas autonomes dans les domaines de la production, de la distribution et de la consommation. En matière de production, notamment dans le secteur minier, la plupart des entreprises appartiennent encore aux capitaux étrangers. Par exemple, même l’inauguration récente d’une usine de production de zinc est majoritairement le fait d’entreprises étrangères, d’ailleurs c’est une société canadienne. Cela montre que notre économie reste fortement dépendante de l’extérieur, un problème qu’il est urgent de résoudre à court terme. Il est essentiel que les Congolais s’approprient non seulement les mines, qui constituent une grande part de la richesse de la République démocratique du Congo, mais également d’autres secteurs économiques. L’inauguration d’usines et d’entreprises, qu’elles soient industrielles ou minières, est une initiative positive. Cependant, l’enjeu principal reste de s’assurer que ces initiatives profitent réellement au peuple congolais. À moyen terme, nous devrions pouvoir compter sur des entrepreneurs millionnaires et milliardaires issus de l’exploitation de nos propres ressources.
KICO tombe-t-il au bon moment car la RDC a besoin de moyens pour faire face à la guerre ?
Il n’y aura jamais de moment idéal pour générer des revenus, surtout lorsque cela peut permettre à la RDC d’acquérir les moyens de faire la guerre et de nourrir sa population. Tous les moyens sont bons, mais la question essentielle est : comment les utilisons-nous ? J’ai souvent conseillé, et je continue de le faire, que la RDC adopte un budget de guerre, des investissements de guerre, une économie de guerre. Inaugurer une entreprise comme KICO, capable de produire 45 000 tonnes de zinc, est une bonne initiative. Cela nous rend compétitifs. Mais la vraie question est de savoir si ces ressources sont utilisées pour renforcer nos capacités, notamment pour gagner la guerre, ou si elles servent uniquement à générer des profits pour une entreprise qui cherche à maximiser ses bénéfices. Ce qui m’importe, c’est la philosophie derrière cette inauguration. Nous devons adopter une approche néomercantiliste, c’est-à-dire développer un système industriel complet qui utilise nos avantages comparatifs comme le zinc, le niobium et d’autres ressources stratégiques pour créer de la valeur ajoutée localement. Si nous continuons à dépendre d’investisseurs étrangers, ce sont eux qui tireront profit de nos ressources, pas nous. Ces entreprises ne travaillent pas pour sécuriser la RDC, mais pour leurs propres intérêts. Le vrai problème réside dans notre approche de l’industrialisation. À qui ces initiatives profitent-elles réellement ? Les Congolais ne restent-ils pas de simples spectateurs dans ce processus ? Même si l’État congolais, via la Gécamines, est partenaire dans cette entreprise, nous savons que la majeure partie de notre secteur stratégique, notamment minier, est entre les mains des entreprises étrangères. Dans ce contexte, comment pouvons-nous garantir notre indépendance et notre sécurité. Cela reste un défi majeur.
Comment évaluez-vous l’état actuel de l’économie de la RDC en cette période marquée par une forte exploitation des ressources naturelles ?
Je pense que la RDC est encore sous-exploitée, mais uniquement sur le plan officiel. En réalité, nous ne tirons pas pleinement profit de nos capacités, qu’elles soient minières, pétrolières ou forestières. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la RDC n’est pas sur-exploitée dans un cadre légal, mais elle subit une exploitation illicite massive. Par exemple, des groupes armés occupent des territoires entiers où ils exploitent illégalement l’or, le diamant, le bois, etc., notamment en Ituri, au Maniema, au Nord-Kivu, et dans des zones comme Walikale. Il existe une inadéquation flagrante entre l’exploitation de nos ressources naturelles et la vie des Congolais. Actuellement, plus de 83 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et plus de 50 % des Congolais souffrent de malnutrition. Le système social reste précaire : la population n’a pas un accès facile aux soins de santé ni aux infrastructures de base. Paradoxalement, nous produisons des matières premières stratégiques comme le lithium, mais cela ne se traduit pas par une amélioration des conditions de vie des Congolais. Cela profite ailleurs, et nous en sommes témoins à travers les procès impliquant des multinationales comme Apple et certains États voisins, comme le Rwanda. Alors, pourquoi les Congolais restent-ils pauvres malgré des ressources si abondantes ? Le budget de l’État, trop modeste, ne parvient pas à répondre aux besoins de base, et les ressources nationales sont souvent mal utilisées. Une partie importante de ces ressources est détournée vers des frais de fonctionnement inutiles ou finit dans les poches de certains dirigeants. La “Françafrique” a mis en lumière le fait que de nombreux dirigeants africains s’enrichissent illicitement, devenant multimillionnaires sans pouvoir justifier l’origine de leur fortune. Nous bradons nos richesses, en particulier nos ressources minières, qui sont difficiles à localiser et à exploiter. Ainsi, l’inadéquation entre la richesse nationale et la pauvreté du peuple est totale, que ce soit à Lubumbashi, Kipushi, Kasongo, Manono, ou Kananga. Partout, la population demeure pauvre, tandis qu’une petite élite que je qualifie de “commissaire” s’enrichit. Il faut rappeler qu’au temps du projet des années 1980 sous Mobutu, la Gécamines et la MIBA représentaient à elles seules 30 à 40 % du budget national. Cela permettait, par exemple, d’octroyer des bourses aux étudiants et d’assurer un certain niveau de vie. Aujourd’hui, malgré l’amélioration des lois minières et du code minier, notamment en ce qui concerne les redevances, les Congolais ne bénéficient toujours pas des retombées économiques de ces ressources. La valeur ajoutée est captée par des entreprises étrangères canadiennes, américaines, chinoises qui exploitent nos ressources. Il est urgent de renforcer le protectionnisme économique en RDC. L’article 58 de la Constitution devrait être amendé pour garantir que les Congolais soient les principaux bénéficiaires et propriétaires des secteurs stratégiques. Les investisseurs étrangers ne devraient pas avoir un accès illimité à ces domaines comme c’est le cas actuellement.
Cependant, il faut reconnaître que l’exploitation minière demande d’énormes investissements, notamment pour la recherche, qui peut durer des années. Par exemple, à Twangiza, il a fallu plus de sept ans de recherche avant de commencer la production. Ces étapes nécessitent des montages financiers complexes et des subventions importantes. Malheureusement, la RDC n’a pas investi dans un système bancaire solide, et il n’existe quasiment pas de banques nationales capables de financer de tels projets. Cela place les Congolais dans une situation de dépendance vis-à-vis des investisseurs étrangers, qui sont mieux préparés pour répondre à ces exigences. Sans une meilleure protection de nos ressources et un renforcement de nos capacités financières, la RDC continuera de dépendre des étrangers pour exploiter ses richesses. Nous devons impérativement revoir notre système pour que les ressources du pays profitent d’abord au peuple congolais.
Vous venez de dire tout à l’heure que l’article 58 de la loi fondamentale doit être amélioré. Êtes-vous pour ou contre la révision constitutionnelle ?
C’est un dossier crucial, sur lequel je me suis déjà prononcé il y a plus de dix ans, et je continue de le faire. Je pense que c’est un faux débat pour beaucoup de gens. Il faut d’abord savoir qu’une Constitution est modifiable et révisable. Je ne suis pas favorable, ni d’accord, avec l’idée d’un troisième mandat pour qui que ce soit. Il ne faut pas parler de troisième mandat pour l’instant, car il faut une constance : les hommes doivent passer, mais les institutions doivent rester. Toutefois, il serait judicieux d’améliorer les dispositions en faveur du bien-être social du peuple congolais. Une Constitution n’est qu’une loi mère destinée à permettre aux Congolais de mieux vivre. Or, depuis 1960, tous les indicateurs sont au rouge. L’économie, la justice et le social sont à terre. Nous sommes en guerre avec plus de deux cents groupes armés. Le pays dépend largement des étrangers : nous n’avons pratiquement aucune entreprise de télécommunications, aucune banque, ni une entreprise de distribution télévisuelle ou de supermarchés appartenant aux Congolais. Il est impératif d’adopter un maximum de protectionnisme et de passer d’une “Constitution de belligérance” à une “Constitution de développement”. Concernant la discussion politicienne entre ceux qui sont pour ou contre le troisième mandat, je réitère que je suis opposé à cette idée. On ne doit jamais changer une loi impersonnelle pour satisfaire un individu. Je dénonce fermement la bassesse qui se manifeste autour de ces débats sur le troisième mandat. Cependant, je suis tout à fait favorable à une réforme visant à sortir de cette Constitution de belligérance, qui a distribué des postes sans réelle vision, et à mieux protéger la RDC sur des aspects stratégiques essentiels.
Le gouvernement avait autorisé les sociétés EPPM et Kivu Power SA à exploiter le gaz méthane du lac Kivu. Lors de la réunion du Conseil des ministres du 16 février 2024, l’ancien ministre des Hydrocarbures, Didier Budimbu, avait soumis un projet d’ordonnance-loi portant approbation d’un contrat signé le 18 décembre 2018 avec ce consortium. L’exploitation commerciale, produisant entre 30 et 40 MW dans une première phase, devrait débuter en 2024. Selon vous, quel impact cette exploitation pourrait-elle avoir sur la population et l’économie de la région du Grand Kivu ?
Enfin, si cette exploitation avait déjà eu lieu, ou si elle devait commencer, elle aurait un double impact très important. Parce que cela sauverait déjà des vies. Il faut dire qu’avec le gaz méthane très concentré dans le lac Kivu, il y a un risque d’explosion, même si le risque est minime. La région étant volcanique, cela représente un danger et peut tuer des milliers de Congolais et de Rwandais, ainsi que toute la région. Donc, en exploitant ce gaz, on diminue ce risque et il y a plus de sécurité. Il y a aussi l’aspect économique. Je suis désolé, le Rwanda est déjà largement avancé dans les phases de recherche et, bientôt, je pense qu’ils devraient commencer l’exploitation. Écoutez, ce lac, que je traverse souvent entre Goma et Bukavu, il n’y a rien du côté congolais. Nous avons eu des ministres et même des accusations de disparition de fonds par rapport à ce projet, mais jusque-là, personne n’est en prison et rien ne se fait sur le terrain. Vous savez que le gaz méthane peut être utilisé pour l’énergie, pour la cuisson, ce qui représente vraiment une valeur ajoutée par rapport à l’électricité, mais cela ne se fait pas. Nous avons les moyens de multiplier par quatre ou par cinq les budgets de la province et de la République, mais nous ne le faisons pas. Il n’y a que des discours, jusqu’à preuve du contraire. Le gaz méthane du lac Kivu n’est pas encore exploité et il tue déjà beaucoup de Congolais. Puisque ce gaz s’échappe même vers des camps de réfugiés, comme à Mungunga, il y a toujours des morts. C’est dangereux. Ce gaz devrait être exploité pour plusieurs raisons, mais surtout pour des raisons économiques, car nous avons besoin de capitaux frais pour déclencher le développement économique.
Que fait alors le gouvernement ?
Nous devons sortir des discours pour passer à la pratique, et ce n’est pas compliqué. Le besoin est là, mais je ne sais pas où ça bloque pour que l’exploitation du gaz méthane puisse se faire concrètement. L’aspect technique, oui, je sais que son exploitation n’est pas chose facile, mais les Rwandais le font déjà et nous avons des techniciens qui peuvent déjà le faire.
Qu’est-ce qui bloque ?
Je pense que cette question est à poser au ministre de tutelle pour que nous puissions avoir une réponse claire. Il n’y a aucune bonne raison, c’est un projet qui date de très longtemps, plus de dix ans, mais ça reste toujours lettre morte.
Propos recueillis par Sarah Kangu